Ça y est, c'est confirmé : je n'aime pas les bateaux. Quand nous nous trouvions encore à bord de l'Arche, le voyage n'était pas si mal, mais là ! Notre embarcation tangue sur les vagues ni calmes ni agitées de l'océan Pacifique tandis que nous nous dirigeons vers Hong-Kong, la ville où se déroulera notre chasse à l'Akuma. Le menton déposé sur la rampe de sécurité qui contourne le bateau, j'essaie de regarder à l'horizon pour tenter d'oublier que nous sommes en train de naviguer - mais ce n'est pas facile quand tout ce que vous voyez est un ciel et une eau limpides... il n'y a que du bleu ! J'ai sérieusement mal au cœur et je regrette presque d'avoir accepté la requête de Komui. Si je suis ici, il faut dire que c'est à cause de ma curiosité perpétuellement inassouvie : l'idée de me rendre sur une île lointaine que tous semblaient connaître - sauf moi - m'avait eu l'air tellement enrichissante ! J'en ai un peu marre de toujours être celui à qui on doit tout expliquer...

À un moment donné, je tourne la tête vers Allen, qui se trouve à ma gauche. Lui aussi regarde le paysage en laissant le vent frais faire danser ses cheveux blancs. Il n'a apparemment pas le mal du transport, lui. Contrairement à moi, il ne gigote pas en attendant que le supplice se termine ; il est calme, presque indifférent à la situation. Je l'admire beaucoup, ce garçon. Auprès de lui, j'ai souvent l'impression que je suis le gamin, et qu'il est mon aîné. Présentement, il ne me regarde pas en retour, ce qui me convient - j'aurais été terriblement gêné s'il s'était aperçu que je le scrutais ! Je me rends compte que nous nous sommes à peine adressé la parole depuis le début de notre aventure et je me demande si Allen pense parfois que je ne suis qu'un boulet à sa cheville. Après tout, pendant nos dernières missions, j'ai gaffé plusieurs fois et c'est toujours quelqu'un d'autre qui a dû réparer ma faute. J'admets que l'idée d'être un poids pour les autres exorcistes m'attriste, parce que j'aimerais tant être aussi doué qu'eux... Mais pour l'instant, au moins, je remarque que Julian n'a pas non plus beaucoup ouvert la bouche ni avec moi ni avec Allen, et cela suffit à me rassurer légèrement. Peut-être que tout le monde est fatigué et préfère se tenir calme pour être en forme au moment où nous débarquerons sur la terre ferme.

Quand une voix s'élève au-dessus du son des vagues et du ronronnement des moteurs pour annoncer avec entrain que nous approchons de la côte, je redresse la tête aussitôt et me précipite vers l'avant du bateau pour apercevoir les hauts édifices de Hong-Kong. Je suis tellement soulagé de savoir que nous arrivons bientôt au quai, que j'en oublie quasiment mon malaise ! J'offre un sourire ravi à mes partenaires et attends avec impatience que notre embarcation s'immobilise entre les paquebots de livraison et les bateaux-mouches pour touristes.

Je mets enfin les pieds sur la terre ferme et j'ai tout de suite envie de me laisser tomber à genoux pour embrasser le sol - pour vous dire à quel point je suis heureux de ne plus flotter sur la mer. Au lieu de succomber à cette tentation cependant, je me tiens droit et me laisse émerveiller par le paysage asiatique coloré et la population extrêmement diversifiée qui se présentent devant nos yeux. À mes côtés, je constate qu'Allen est aussi fasciné que moi. Il m'est toutefois difficile de deviner s'il en est de même pour Julian, car je sais qu'il n'est pas du genre expressif et qu'il resterait calme même s'il faisait la découverte du paradis terrestre. Par contre, je ne m'attarde pas longtemps sur la question puisqu'Allen est déjà prêt à commencer ce pourquoi nous sommes venus ici. De bonne humeur, il nous demande en souriant :

▬ Alors, par où on commence ? On interroge d’abord les habitants, ou bien on va à l’endroit où l’Akuma est présumé être ? Peut-être s’est-il déplacé entre temps.

Je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour. Ce faisant, je vois des gens devant moi qui me pointent du doigt à cause de mes crocs et je les entends se souffler à l'oreille des commentaires blessants à mon sujet. Je sais que n'importe qui d'autre à ma place aurait sourit davantage à ces pauvres inconnus, mais moi, je rougis malgré moi et referme aussitôt mes lèvres en baissant le regard. C'est sur un ton plutôt faible que je réponds à mon ami :

▬ C'est comme vous voulez...

Bien que je préfère me rendre directement là où pourrait se trouver l'Akuma, car maintenant, je me vois mal aller interroger ces humains qui me rejettent. La réalité vient de me frapper en plein visage : je ne pourrai jamais être quelqu'un de « normal » en public. Les gens ne m'aiment pas au premier regard ; soit ils ont peur de mon apparence et me dévisagent, soit ils se moquent méchamment de moi - ou les deux. À la Congrégation, on me répète souvent que je me soucie trop de l'opinion des autres et qu'à la longue, je vais finir par me priver de tout plaisir juste pour satisfaire des étrangers. Je suis assez lucide pour comprendre qu'ils disent vrai à ce propos. Mais c'est quand même plus fort que moi de sentir, au fond, cette tristesse de ne jamais être aimé.

Je referme ma grande cape noire autour de moi et laisse mes coéquipiers décider de notre plan pendant que je m'évertue à admirer nos chaussures.